LA NOCE VISITE LE
LOUVRE
Enfin,
après avoir descendu la
rue Croix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre. M.Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortège.
C'était très grand, on pouvait se perdre ; et lui, d'ailleurs, connaissait les beaux
endroits, parce qu'il était souvent venu avec un artiste, un garçon bien
intelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des dessins, pour
les mettre sur des boîtes.
 En bas, quand la noce se fut engagée dans le
Musée Assyrien, elle eut un petit frisson. Fichtre ! il
ne faisait pas chaud ; la salle aurait fait une fameuse cave. Et, lentement,
les couples avançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les
colosses. de pierre, les dieux de marbre noir muets
dans leur raideur hiératique, les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié
femmes, avec des figures de mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées.
Ils
trouvaient tout ça très vilain. On travaillait joliment mieux la pierre au jour
d'aujourd'hui. Une inscription en caractères phéniciens les stupéfia. Ce
n'était pas possible, personne n'avait jamais lu ce grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les appelait, criant sous les voûtes : - Venez
donc. Ce n'est rien, ces machines... C'est au premier qu'il faut voir.
La
nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un huissier superbe, en gilet
rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur le palier,
redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement
possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française..Alors,
sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade
des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien
vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre.
Que de tableaux, sacredié ! ça
ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la
Méduse et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien.
Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé.
Dans
la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet
luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient.
Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle
croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron
de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier
voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur
cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le
salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant : - Voilà le balcon
d'où Charles IX a tiré sur le peuple.
Cependant,
il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au
milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'oeuvre,
murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon.
Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana, c'était bête de ne pas écrire les
sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant La Joconde, à laquelle il trouva
une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grillade ricanaient,
en se montrant du coin de l'oeil les femmes nues ;
les cuisses de L'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au
bout, le ménage Gaudron, l'homme la bouche ouverte,
la femme les mains sur son ventre, restaient béants, attendris et stupides, en
face de la Vierge de Murillo.
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Le
tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on
recommençât ; ça en valait la
peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux,
à cause de sa robe de soie ; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il
répondait gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à la
Maîtresse du Titien, dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la
sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une maîtresse d'Henri IV, sur
laquelle on avait joué un drame, à l'Ambigu.
Puis,
la noce se lança dans la longue galerieÂ
où sont les écoles italiennes et flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux,
des saints, des hommes et des femmes avec des figures qu'on ne comprenait pas,
des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et de
choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un gros mal
de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait
lentement le cortège, qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux
en l'air.
Des
siècles d'art passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des
primitifs, les splendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais.Mais ce qui les intéressait le plus, c'étaient
encore les copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant
sans gêne ; une vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau
à badigeon dans le ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon
particulière.
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Peu
à peu, pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre ;
des peintres accouraient, la bouche fendue d'un rire ; des curieux s'asseyaient
à l'avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandis que
les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce,
déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses
talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d'un troupeau débandé,
lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.
M.
Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla
droit à la Kermesse de Rubens. Là , il ne dit toujours rien, il se contenta
d'indiquer la toile, d'un coup d'oeil égrillard. Les
dames, quand elles eurent le nez sur la peinture, poussèrent de petits cris ;
puis, elles se détournèrent, très rouges. Les hommes les retinrent, rigolant,
cherchant les détails orduriers.
-
Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut de l'argent. En voilà un qui dégobille. Et
celui-là , il arrose les pissenlits. Et celui-là , oh ! celui-là ...
Ah bien ! ils sont propres, ici !
-
Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès.
Il n'y a plus rien à voir de ce côté.
La
noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et la galerie
d'Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient, déclarant que les jambes leur
rentraient dans le corps. Mais le cartonnier voulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, au
fond d'une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se
trompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides,
garnies seulement de vitrines sévères où s'alignaient une quantité innombrable
de pots cassés et de bonshommes très laids.
La
noce frissonnait, s'ennuyait ferme. Puis, comme elle cherchait une porte, elle
tomba dans les dessins. Ce fut une nouvelle course immense ; les dessins n'en
finissaient pas, les salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec
des feuilles de papier gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, ne voulant point avouer qu'il
était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce.Cette
fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine, parmi des modèles
d'instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des
joujoux. Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d'un quart d'heure
de marche. Et, l'ayant descendu, elle se retrouva en plein dans les dessins.
Alors,
le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles, les couples toujours Ã
la file, suivant M. Madinier qui s'épongeait le
front, hors de lui, furieux contre l'administration, qu'il accusait d'avoir
changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient
passer, pleins d'étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon
carré, dans la galerie française, le long des vitrines où dorment les petits
dieux de l'Orient. Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées,
s'abandonnant, la noce faisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le
ventre de madame Gaudron en arrière.
-
On ferme ! on ferme ! crièrent
les voix puissantes des gardiens.
Et
elle faillit se laisser enfermer…Il fallut qu'un gardien se mît à sa tête, la
reconduisit jusqu'Ã une porte. Puis, dans la cour du Louvre, lorsqu'elle eut
repris ses parapluies au vestiaire, elle respira. M. Madinier
retrouvait son aplomb ; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche ;
maintenant, il se souvenait que les bijoux étaient à gauche.Toute
la société, d'ailleurs, affectait d'être contente d'avoir vu ça.
Emile ZOLA " L'assommoir "
chapitre III Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â Â
PEUT-ON PEINDRE LA MER EN SON ENTIER ?
« C’était
dans un pays lointain, il y a longtemps, il y a 1000 ans, peut-être davantage…
Comment se fait-il que je m’en souvienne ? Mon grand-père me l’a raconté
qui le tenait lui-même de son grand-père, qui le tenait lui-même de son
grand-père, qui le tenait lui-même de son grand-père….
Il
y a très longtemps donc, un roi dut quitter à la hâte son pays, il eut juste le
temps d’emporter sous son bras une peinture qui représentait son palais
jouxtant la mer, et les arbres, et la végétation. Mais
il était parti si vite que le peintre n’avait pas eu le temps de finir la
peinture, et la mer n’était pas peinte en son entier, mais, peut-on peindre la
mer en son entier ?
En
son exil, le roi eut un fils. Lorsque l’enfant mangea dans ses trois ans et que
ses yeux furent assez aiguisés pour distinguer le vert du bleu et l’orange du
rouge, le roi son père prit l’habitude de lui montrer chaque jour la peinture
afin que, loin de son pays, l’enfant
garde en mémoire le palais jouxtant la mer et les arbres et la végétation………Il
lui expliquait : « La mer n’est pas finie…Si je rentre chez nous
un jour, j’appellerai le peintre pour qu’il la termine, pour qu’il peigne la
mer en son entier »… Il pensait à part soi : peut-on peindre la mer
en son entier ? Le prince son fils était émerveillé des merveilleuses
couleurs du magnifique palais jouxtant la mer et des arbres et de la
végétation.
Il
se passa bien des années. Le roi mourut, comme cela arrive aux meilleurs, comme
ça m’arrivera, inévitablement, et comme cela vous arrivera sans doute, et quelque
temps plus tard, son fils vint dans le pays de son père, et il vit enfin en
vraie vue le palais jouxtant la mer et les arbres et la végétation, mais,
lorsqu’il vit une vraie vue de ce qu’il n’avait jamais vu qu’en peinture, il
fut profondément déçu……… Il fit chercher partout le peintre qui était très
vieux et lui dit : « Tu m’as par ta peinture totalement jeté dans
l’erreur, ce que tu as peint jadis pour mon père est bien plus beau que la
réalité et pour ce mensonge, pour cette illusion dans laquelle je suis resté
pendant tant d’années à cause de toi, je veux te tuer mais, avant cela, je veux
que tu finisses la peinture, je veux que tu peignes la mer en son entier »
Il pensait à part soi : peut-on peindre la mer en son entier ?
Le
vieux peintre, tremblant, se fit apporter ses pinceaux et ses couleurs. Il
peignit le restant de la mer si bien, de façon si vraie, que la mer qu’il avait
peinte se mit à déborder de la peinture et à envahir la pièce du palais où se
trouvaient le jeune prince et sa cour… Ensuite le vieux peintre, avec de l’eau
jusqu’à la taille, peignit une barque, un mât et une voile et devant le prince
et la cour médusés… il embarqua… peignit un vent qui soufflait à tout rompre…
hissa la voile… et disparut à l’horizon de sa propre peinture… »
Julos
BEAUCARNE
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L’USAGE DU MONDE
« On nous invitait dans de
sombres cuisines, dans de petits salons d’une laideur fraternelle pour
d’énormes ventrées d’aubergines, de brochettes, de melons qui s’ouvraient en
chuintant sous les couteaux de poche.
Des nièces, des ancêtres aux genoux
craquants (car trois générations au moins se partageaient ces logis exigus)
avaient déjà préparé la table avec excitation. Présentations, courbettes,
phrases de bienvenue dans un français désuet et charmant, conversation avec ces
vieux bourgeois férus de littérature, qui tuaient leur temps à relire Balzac ou
Zola, et pour qui « J’accuse » était encore le dernier scandale du
Paris littéraire, « l’exposition coloniale »…
Quand ils avaient atteint le bout de
leurs souvenirs, quelques anges passaient et l’ami peintre allait quérir, en
déplaçant force vaisselle, un livre sur Vlaminck ou
Matisse que nous regardions pendant que la famille observait le silence comme
si un culte respectable auquel elle n’avait pas part venait de commencer.
 Cette gravité me touchait. Pendant mes années
d’études, j’avais honnêtement fait de la « culture » en pot, du
jardinage intellectuel, des analyses, des gloses et des boutures : j’avais
décortiqué quelques chefs-d’œuvre sans saisir la valeur d’exorcisme de ces
modèles, parce que chez nous l’étoffe de la vie est si bien taillée,
distribuée, cousue par l’habitude et les institutions que, faute d’espace,
l’invention s’y confine en des fonctions décoratives et ne songe plus qu’Ã
faire « plaisant », c’est-à -dire : n’importe quoi.
Il en allait différemment ici ;
être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de
l’essentiel. La vie, encore indigente, n’avait que trop besoin de formes et les
artistes (j’inclus dans ce terme tous les paysans qui savent tenir une flûte,
ou peinturlurer leur charrette de somptueux entrelacs de couleurs) étaient
respectés comme des intercesseurs ou des rebouteux.
…Le voyage fournit des occasions de
s’ébrouer mais pas (comme on le croyait) la liberté. Il fait
plutôt éprouver une sorte de réduction ; dépouillé de ses habitudes comme
d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles
proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de
foudre.
….j’ai passé une bonne heure
immobile, saoulé par ce paysage apollinien. Devant cette prodigieuse enclume de
terre et de roc, le monde de l’anecdote était comme aboli….
….Ce jour-là , j’ai bien cru tenir
quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est
définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps
vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on
porte en soi, devant cette espèce d’indifférence centrale de l’âme qu’il faut
bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être
notre moteur le plus sûr….. »
Nicolas BOUVIERÂ